Entre Brésil et France, le livre
01 Décembre 2011 Par Viviana Vacca
Luis
Gomes, né en 1961, est docteur en philosophie. Il est, depuis quelque quinze
ans, le directeur éditorial des éditions Sulina, sises à Porto Alegre, et l'un
des éditeurs brésiliens les plus francophiles et novateurs. Il a publié,
entre autres, Michel Houellebecq, Pierre Michon, Claude Simon, Edgar Morin,
Michel Maffesoli, Jean Baudrillard...
L'édition, la
France ,
le Brésil, l'Etat, la culture : le point de vue d'un éditeur, d'un Brésilien,
d'un philosophe, d'un (très) libre penseur.
Le Brésil est l’un des rares pays au
monde qui semble échapper à la situation de crise actuelle : le milieu
éditorial est-il influencé par cette donne ?
Le marché éditorial brésilien a connu une croissance
importante ces dernières années. Cette croissance a accompagné celle du
pays dans son ensemble. Le monde de l’édition brésilien s’est considérablement
professionnalisé, quasi industrialisé, l’investissement des entreprises croît à
grande vitesse et les investisseurs étrangers ont découvert au Brésil une terre
de conquête sur laquelle ils ont parié. Le nombre de lecteurs augmente de façon
exponentielle grâce, notamment, à l’action éducative du gouvernement qui
est l’un des principaux acheteurs de livres du monde, au profit, notamment, de
la péréquation sociale et éducative. Ce soutien pratique de l’Etat encourage
incontestablement l’investissement étranger à l’avantage de nos maisons et
groupes éditoriaux.
Et la production ? Elle
rend compte de cet enthousiasme relatif?
Malheureusement,
si le nombre de lecteurs croît, la qualité de la lecture, elle, me semble
décroître…or, la production littéraire est en dépendance de la qualité de ses
lecteurs potentiels…je suis pessimiste, en ce qui regarde l’évolution
culturelle générale…nous vendons plus de livres, oui, la situation est
financièrement bonne mais il nous manque un lectorat capable de recevoir une
production littéraire qui, elle-même, investirait sur la qualité esthétique,
sur l’inventivité, sur ce que Philippe Sollers appelait « l’expérience des
limites »…
Pour produire
une littérature enthousiaste, croyante, aventureuse, il faut être deux…les
carences éducatives brésiliennes et générales me semblent condamner la
littérature à une certaine morosité…
Y a-t-il un rayonnement véritable des auteurs et
penseurs brésiliens à l’étranger ?
C’est un vrai problème. Nombre d’auteurs brésiliens
sont plus connus hors du Brésil qu’au Brésil. Pour une étrange raison: vous
avez l’habitude de dire médiatiquement d’un mauvais livre qu’il est bon, un bon
livre étant en général peu tolérable à ses relais contemporains…ici, nous
mentons moins : la règle est celle
du silence. Même des mauvais livres, l’on
ne dit rien…le marché a à ce point abîmé le monde de la diffusion qu’il lui
interdit presque de parler littérature, même de littérature
« admissible », c'est-à-dire, en gros, comme l’a montré l’histoire
littéraire, de littérature nulle…
Le Brésil comme nation a une politique
du livre ou cette politique est-elle entièrement dépendante de l’initiative
privée ?
L’Etat brésilien soutient le livre. Il achète, il
diffuse, il répartit.
L’initiative privée, les lois de défiscalisation
brésiliennes en faveur de la culture, contribuent elles aussi à l’initiative
littéraire…
Mais, je le
répète, cette initiative doit s’accompagner d’un effort d’éducation populaire. Point
de salut pour le livre en un monde aux yeux duquel l’éducation est une valeur
accessoire.
Le livre
n’est pas fait pour le lecteur : il est fait pour l’éduqué.
Vous
vivez à Porto Alegre, l’une des capitales de l’altermondialisme : en quoi
cela influence-t-il votre travail ?
Porto Alegre est une ville ambigüe…il y fait bon vivre
et il y fait bon courir à l’aéroport pour s’ enfuir… c’est une ville qui
plombe, qui entrave ou qui donne l’élan…elle doit ressembler à vos ports,
Saint-Malo, Dunkerque…
C’est un
port, en somme…
Qui peut être allègre...
Michel
Maffesoli a raison, il faut « envaginer » la féminité de cette
ville…d’ailleurs, c’est cela la culture, n’est ce pas? « envaginer » une finitude…
Voilà, c’est la sensation de féminité du lieu, sans
doute, qui fait que j’y travaille…
Vous êtes un des grands éditeurs brésiliens de livres
français, pourquoi, comment ?
Mon rêve est de faire que se
rencontre chez moi tout ce que la France littéraire
a produit de profondément révolutionnaire, que s’y rencontrent les langues
française et portugaise, aussi…pour que l’immensité frondeuse de vos grands
auteurs fasse la preuve de sa résistance à la traduction…je voudrais que Sulina
soit, en fin de compte, l’asile esthétique de Rimbaud…quand j’ai publié la
première anthologie mondiale de fiction française contemporaine grâce au
soutien, notamment de l’Institut français, j’avais l’impression d’offrir cet
asile esthétique. Vous avez encore de très grands auteurs, en parlez-vous
vraiment ?
Comment voyez-vous évoluer la
culture littéraire et académique française ?
Elle
est là, elle agonise mais elle nous survivra…elle vit ce que nous vivons…du
reste, le marché se charge…il cherche à saisir, à palper, il y a toujours un
fou pour chercher ce qu’il a déjà…la liberté libertaire de l’acte créateur vit
ce que vivent les gens…le reste est vaine tentative de saisie…la culture
française est la culture : elle est un mystère en proie à la bêtise. Mais
vous reste l'institution : la France a
inventé la modernité d'une entreprise intelligente, en matière de culture :
l'Etat-mécène...comme éditeur, comme éditeur francophile, je ne peux que me
féliciter que la France continue à
soutenir sa culture depuis la décision politique. La France est encore un pays de liberté
et d'intelligence, j'espère qu'elle le sait sufisamment pour le demeurer...
Quels sont les projets
franco-brésiliens que Sulina va promouvoir ces prochains mois?
…et italo-brésiliens puisque vous travaillez avec nous,
Viviana… et russo-brésiliens…
Un Brésilien est un géniteur intempérant de projets…une
table, un verre, et la vie devient projet de vie…notre prochain projet est la
traduction complète de la collection créée par Henri-Pierre Jeudy (d'ailleurs
un de mes auteurs), Châtelet-Voltaire, dont il vous a parlé ici même. Les
livres qui y sont publiés m’ont séduit parce qu’ils font voyager la production
entre localisme et universalisme, entre auteur, lecteur et producteur, parce
qu’ils sont de « grands petits livres », des livres voyageurs. C’est
cela, pour moi, la France, un alliage de voyage
entre micro et macro et de réflexion, parfois d’excès de réflexion, sur
l‘ensemble d’un domaine. Cette collection autorise ce voyage. Sulina la
publiera.
Conseillez
aux lecteurs de Mediapart quelques noms importants de la scène littéraire
brésilienne contemporaine
Hum…nos footballeurs sont plus convaincants…et nos
sénateurs corrompus…il y a de moins en moins de grands auteurs au
Brésil…l’époque n’est pas à la manifestation de la grandeur littéraire…ou en
tout cas pas à sa manifestation médiatique…je dirais d’instinct Wally Salomão,
Juremir Machado…
Les élections présidentielles françaises
approchent : un conseil brésilien à l’électeur ?
Votez,
votez ! Mais ensuite, assumez. Au Brésil on dit « quand on couche on
aime ». C’est cela, la démocratie : un acte de responsabilité radicale. Les
Français sont aussi vifs que lunatiques, ils sont les rois de la velléité et de
l’adultère politiques raisonnés : nous savons, au Brésil, combien il
s’agit de penser avant de faire un choix politique, notre démocratie est
jeune…votez, votezassurément mais défendez radicalement votre
candidat avant et après l’élection. Soyez
militant.
Votre conclusion :
Un au revoir à la brésilienne :
je vous embrasse, tous !
(Propos recueillis par Viviana
Vacca)
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